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Enchantements en chantier

Au nom de Dieu, le Miséricordieux tout de miséricorde. Louange à Dieu, Maître des mondes. La prière et le salut soient sur le meilleur des Envoyés, notre seigneur et maître Muhammad et sur sa famille ! Que la prière et le salut s’attachent à lui jusqu’au jour du Jugement.
La conduite des Anciens doit servir de leçon à leurs descendants. Que l’on considère ce qui leur est advenu pour s’en instruire. Que l’on prenne connaissance de l’histoire des peuples anciens pour savoir ainsi distinguer le bien du mal. Gloire à Celui qui rappelle leur exemple par leurs descendants.
En cette mémoire s’inscrivent les contes appelés Les Mille et Une Nuits.
 
(Les Mille et Une Nuits, traduction de J. Eddine Bencheikh et A. Miquel, Paris, Gallimard, 2005, p. 3)

La prière qui ouvre le livre des Mille et Une Nuits invoque Dieu et son prophète, Muhammad, pour faire des contes anciens compilés dans le recueil des instructions pour les générations futures, ainsi qu’un baromètre moral pour les futur∙e∙s lecteurs∙trices. Ces derniers∙ères découvriront, entre autres, le récit-cadre de Shahrâzâd, laquelle, pour échapper à son funeste sort – son exécution au lendemain de ses noces – entretient son époux, le roi Shâhriyâr, de récits merveilleux pendant mille et une nuits. Pour sauver sa vie, Shahrâzâd anime les nuits de poésie et conjure ainsi la mort qui lui est promise.

Enchantements en chantier

Comme Shahrâzâd – mais dans une moindre mesure –, nous vous proposons, dans le cadre de la 10e édition du festival du Printemps de la poésie qui se déroule du 15 au 29 mars 2025, quinze poèmes pour conjurer la nuit. Contrairement aux années précédentes, où nous déposions des textes poétiques sur les tables de lecture du libre-accès du site Unithèque, l’enchantement poétique sera essentiellement virtuel et numérique cette année, travaux et déménagements des collections obligent. Nous publierons chaque jour un nouveau poème, ou extrait de poème, en langue originale et en traduction française, sur cette page ainsi que sur notre page instagram. Une exposition des livres et recueils dont sont extraits les poèmes vous accueille néanmoins, en papier et en reliures, dans le hall d’accueil du site Unithèque durant la quinzaine du festival, pour prolonger l’enchantement.

Des invocations antiques au spoken word

L’édition 2025 du Printemps de la poésie est placée sous le signe d’Orphée et ses descendant∙e∙s : bardes, chamanes et magicien∙ne∙s. Nous avons suivi l’invitation du festival à partir « sur les traces de la poésie chantée, des chansons poétiques et des incantations nouvelles qui emportent et animent les ‘générations désenchantées' » pour vous offrir une traversée des charmes poétiques des collections littéraires, de l’Antiquité à l’ère contemporaine.

Nos pas emboîtent ceux d’Orphée tentant d’arracher Eurydice aux Enfers, invoqués par Ovide et Virgile. Nous nous laissons bercer par le chant des sirènes d’Homère, reprises par la poétesse colombienne María Mercedes Carranza, dont les vers feront l’objet d’une lecture bilingue le 17 mars 2025 au Théâtre Kléber-Méleau. La magie des mots s’immisce dans notre quotidien, d’abord avec la compilation des chants épiques finois du Kalevala, dont des extraits seront mis en mouvement à Morges le 28 mars 2025 par des bardes contemporain∙e∙s ; puis avec les incantations chamaniques du poète écossais Kenneth White. La magie n’est pas absente de la poésie « rurale » d’Alexandre Voisard, qui nous invite à écouter « l’agneau qui est en [lui nous] parler le langage du loup« . Disparu en octobre 2024, un hommage sera rendu au poète jurassien le 23 mars 2025 à la fondation Bibliomedia à Lausanne. Enfin, nous suivons le rythme de la scène anglo-saxonne, passée comme contemporaine, du spoken word, initiée par Allen Ginsberg et les poètes de la Beat Generation et représentée actuellement par Kae Tempest (Hold Your Own/Étreints-toi, Performance poétique à la Royal Court, Londres, 28 juillet 2015) :

Poèmes pour conjurer la nuit

Nos errances poétiques nous conduisent finalement dans les bras du poète de l’errance, Rainer Maria Rilke, dont l’œuvre est au cœur d’un des événements découvertes du Printemps de la poésie, le 15 mars 2025 à la Fondation Rilke à Sierre. Comme nul autre, l’auteur allemand affronte la nuit pour la réenchanter :

Une nuit je pris entre mes mains
ton visage. La lune l’éclairait.
Ô la plus insaisissable des choses
sous un excès de pleurs.
 
C’était presque un objet docile, simplement là,
calme comme une chose, à le tenir.
Et cependant il n’était pas, dans la froide
nuit, d’être qui m’échappât plus infiniment.
 
Ô ce sont là les lieux vers lesquels nous affluons,
pressons vers l’étroite surface
toutes les vagues de nos cœur,
désir et faiblesse,
et pour finir, à qui les dédions-nous ?
 
Hélas, à l’étranger qui s’est mépris sur nous,
à l’autre hélas que nous ne trouvâmes jamais,
à ces domestiques qui nous attachèrent,
à des vents de printemps qui de ce fait s’enfuirent,
et au silence, ce vaincu.

(Rainer Maria Rilke, Gedichte an die Nacht/Poèmes à la nuit, traduction de G. Althen et J.-Y. Masson, Paris, Verdier, 1994, p. 17)