« Le temps dont nous disposons chaque jour est élastique ; les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent et l’habitude le remplit. »
(Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, t. 4 : Sodome et Gomorrhe I et II, 1921-1922)
L’édition 2020 des Mystères de l’UNIL aurait dû porter sur la thématique du temps. Associée à la manifestation, la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne souhaitait proposer au grand public comme au public universitaire une mise en valeur de ses collections à travers une exposition et une double sélection thématique. Comme l’intégralité des événements printaniers, les Mystères de l’UNIL ont malheureusement fait les frais des mesures prises par les autorités helvétiques pour endiguer la pandémie de coronavirus.
Néanmoins, il semblait salutaire de rappeler qu’en cette période troublée par une crise qui n’est pas que sanitaire, saturée de discours prophétisant la fin du monde – ou d’un certain monde –, que le temps comme le monde ont une longue histoire. Les responsables de collections du site Unithèque de la BCUL ont par conséquent maintenu la mise en valeur initialement prévue, afin d’explorer simultanément l’appréhension et l’apprentissage du temps par les êtres humains et la naissance et l’enfance du temps et du monde. Cette sélection de documents sur la longue histoire du temps et des représentations du temps dans les savoirs et les cultures, dans les arts et les littératures, mais aussi en sciences, est à découvrir dans le catalogue Renouvaud.
Le temps, entre objectivité et subjectivité
Qu’est-ce que le temps ? Une donnée physique, objective et mathématisée, ou une donnée humaine, subjective et sensible ? Une réalité de la nature ou une synthèse de la conscience humaine ? ou encore une construction complexe élaborée par les êtres humains pour s’orienter dans le monde social ? Intrinsèquement lié à la mémoire et au développement de soi, le temps est une notion que l’être humain acquiert par divers moyens tout au long de sa vie et ce, dès le plus jeune âge. Bébé, on perçoit le temps au gré de l’éveil des sens et des stimulations de l’entourage. Puis, l’appropriation du langage, lequel permet de raconter des histoires, nous offre la possibilité de construire un cadre temporel pour situer les événements. Enfin, l’éducation nous révèle les multiples facettes du temps et nous enseigne qu’à l’origine de l’Univers était, entre autres, le temps. Mais quelle est la nature du temps cosmique ? Le temps, et par extension l’Univers, a-t-il un commencement et aura-t-il une fin ? Enfin, n’est-il pas chimérique de prétendre pouvoir apporter des réponses à ces questions ? C’est ce que sous-entend le philosophe français Paul Valéry, qui qualifie le temps d’énigme, d’abîme et de tourment de la pensée (Variété V, 1944 : 132), tandis que Paul Ricœur écrit, quant à lui, que « la spéculation sur le temps est une rumination inconclusive. » (Temps et récit 1, 1983 : 21) Malgré le vertige que semble engendrer toute tentative de définition et de délimitation du temps, presque tous les savoirs humains s’y sont pourtant confrontés.
Du temps physique
Notre conception du temps physique – ou cosmique – est l’héritière des idées d’Aristote, de Galilée et d’Isaac Newton sur la gravitation des corps, puis d’Immanuel Kant sur la mécanique classique. Celle-ci est réexaminée dès le 19e siècle et aboutit à la théorie de la Relativité Générale développée par Albert Einstein, qui démontre l’interdépendance du temps, de l’espace et de la matière. Néanmoins, le modèle théorique de la Relativité Générale, aussi élaboré soit-il, ne résout pas tous les mystères de l’Univers. Il en propose une explication, à laquelle s’oppose une autre, fournie par la Mécanique Quantique. Les limites et les apories de ces deux théories constituent le point de départ des investigations, dans la seconde moitié du 20e siècle, du physicien et cosmologiste britannique Stephen Hawking sur la naissance et le déploiement de l’Univers. Synthétisée dans son ouvrage publié en 1988, A Brief History of Time, la thèse d’Hawking ambitionne de réconcilier les deux théories suscitées au sein d’une théorie nouvelle et englobante, la théorie quantique de la gravitation, pour répondre aux questions existentielles de l’être humain sur le monde dans lequel il vit et le temps dont il dispose : « D’où vient l’univers et où va-t-il ? A-t-il eu un commencement, et si oui, qu’y avait-il avant ? Quelle est la nature du temps ? Aura-t-il une fin ? » (Une brève histoire du temps, 1989 : 17).
Le temps des philosophes
Pour Héraclite, le temps est le moteur de la Nature, mais il est surtout insaisissable, car il fuit sans cesse, comme l’exprime ce fragment bien connu du philosophe présocratique : « Nous nous baignons et nous ne nous baignons pas dans le même fleuve » (Fragment 12). Alors, qu’est-ce que le temps ?
Dans l’Antiquité, une définition scientifique et mathématique du temps fait son apparition. Pour Platon, le temps est une caractéristique du monde sensible, « une image mobile de l’éternité », « une certaine image éternelle progressant suivant le nombre », par opposition à l’éternité de l’être, caractéristique du monde intelligible (Timée 37d). De même, pour Aristote, le temps est le moteur des choses, et intimement lié au mouvement. Rejetant toute opposition entre le monde sensible et intelligible, Aristote s’accorde toutefois avec Platon sur l’importance du nombre dans la définition du temps, qu’il définit comme « le nombre du mouvement selon l’avant et l’après » (Physique, IV, 219b). D’un point de vue physico-mathématique, le temps peut être défini comme une succession d’instants, de la même manière que la ligne est une succession de points. Aujourd’hui encore, la philosophie de la physique cherche à définir la nature du temps, prenant en compte les dernières avancées de la science, comme le montrent la thèse soutenue à l’UNIL par Cristian López en 2019 ou le récent ouvrage dirigé par Jiri Benovsky.
Saint Augustin, au contraire, va s’intéresser au temps vécu, par opposition au temps décrit d’un point de vue physique. Le temps est pour lui une construction subjective de l’esprit, dirigée vers le passé ou vers l’avenir : « elle est mémoire par rapport à ce que j’ai dit ; elle est attente par rapport à ce que je vais dire » (Confessions, XI, 27, 36). C’est à ce temps subjectif que certains philosophes modernes vont également s’intéresser. Bergson, en particulier, qui donne un cours sur l’idée de temps au Collège de France, s’intéresse au temps subjectif, qu’il définit comme « le temps vécu de la conscience ». Ce temps, qu’il nomme la durée, n’est pas quantifiable. Il ne se mesure pas. Mémoire et anticipation se mêlent au présent pour définir ce temps vécu : « la durée est le progrès continue du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant » (L’évolution créatrice).
D’un côté, le temps se présente comme une série d’intervalles : un temps quantifiable qui nous permet de connaître le nombre de journées passées à la maison depuis le 13 mars, de compter le nombre d’heures de visio-conférences effectuées, ou bien le temps passé à préparer des repas, à regarder des séries TV, ou bien à faire l’école à ses enfants ; d’un autre côté, nous avons le temps vécu de la conscience : ce temps subjectif détermine la qualité de nos journées, décidément trop courtes, ou bien interminables. Au-delà des normes temporelles qui nous permettent de mesurer le temps et de vivre en commun, au rythme des saisons, des jours et des heures, le temps vécu exprime également notre rapport à nous-mêmes et au monde dans lequel nous vivons, chacun à notre rythme.
Des temps humains
Pour Kant, le temps n’a pas d’existence objective. Le temps humain résulterait d’une perception subjective du temps physique ou cosmique et de son écoulement : perception des durées, de la production des rythmes et de l’ordre temporel. L’organisation de la vie sociale repose néanmoins sur l’établissement d’un temps conventionnel – qui varie selon les époques et les cultures – auquel les individus adhèrent et se réfèrent en permanence. Pour Norbert Elias, la définition des normes et bornes temporelles est un aspect fondamental du « processus de civilisation » et remonte à l’Antiquité. Le temps ainsi quantifié par les horloges, les calendriers ou les rites, qu’ils soient religieux ou profanes, est le garant de l’ordre social pour Emile Benveniste : sans les repérages du calendrier, « tout notre univers mental s’en irait à la dérive [et] l’histoire entière parlerait le discours de la folie. » (Problèmes de linguistique générale, 1974 : 72). Pour les géographes, les conventions temporelles sont corrélées à la dimension spatiale et conditionnent la mobilité humaine et la manière dont les individus se lient à leur environnement, l’habitent et l’investissent, et notamment dans l’espace urbain. Mais à côté de ce temps conventionnel coexistent autant de temporalités humaines que de perceptions individuelles qui intéressent les sciences humaines et sociales.
Les disciplines historiques (archéologie, géologie, histoire, histoire de l’art, histoire des religions) plongent dans le « sombre abîme du temps », notamment du temps anthropologique (rythme et domestication du temps) et délimitent les « régimes d’historicité » (Hartog, 2003) qui se succèdent. Ce concept cherche à décrire, pour une société ou un groupe social donnés, le rapport qu’ils établissent entre passé, présent et futur. On distingue habituellement, dans les sociétés occidentales, le régime passéiste, tourné vers la tradition et en vigueur jusqu’à la césure de la Révolution française, le régime moderne, tendu vers le progrès et l’avenir, et le régime présentiste dans lequel nous sommes entrés depuis le milieu du 20e siècle, caractérisé par une difficulté croissante à se projeter dans un futur désirable, voire même envisageable. La pandémie que nous subissons en 2020 a accru cette difficulté et ouvert grand la porte à l’émergence d’innombrables scénarii apocalyptiques prédisant la fin des temps (humains). Ces derniers traduisent souvent diverses représentations contemporaines du passé, du présent et du futur qui sont encore largement tributaires des manières dont les différentes religions et cultures ont abordé la question du temps : cyclique, linéaire, apocalyptique, messianique, eschatologique, etc.
Appréhender, apprendre et exprimer le temps
Si « […] le temps est une construction sociale complexe ancrée dans la vie sociale » (Tartas 2010 : 18), son appréhension est le résultat d’un apprentissage qui débute dès la naissance, ainsi que l’ont montré les travaux pionniers de Jean Piaget. Les sciences sociales, et en particulier les sciences de l’éducation et la psychologie, ont fait de cet apprentissage l’un de leurs objets d’étude privilégiés, en démontrant que la question du temps est intrinsèquement liée à la conscience de soi – « l’être-temps » pour André Comte-Sponville – et à la mémoire, mais aussi à l’acquisition du langage et de la parole.
Philosophes, psychologues et linguistes s’accordent en effet sur le fait que le langage est une médiation fondamentale des construits temporels. Cette capacité, propre à l’être humain, est principalement étudiée par la linguistique cognitive et la psycholinguistique. La linguistique historique ou diachronique, comparatiste par essence, décrit et analyse quant à elle les traces du temps dans les langues particulières, soit pour reconstruire une langue originelle perdue – ou hypothétique –, soit pour mettre en lumière les multiples strates de l’évolution d’une langue ou d’une famille de langues. Enfin, depuis les travaux fondateurs de Ferdinand de Saussure et d’Emile Benveniste, et leurs prolongements par les réflexions du romaniste Harald Weinrich déployées dans Tempus : besprochene und erzählte Welt (Le temps : le récit et le commentaire), la linguistique générale s’est attachée à explorer l’expression du temps dans la langue, entre autres par l’analyse des formes verbales (Théorie des aspects, des modes et des temps) et la « grammaire temporelle des récits », et a ainsi posé les bases de la narratologie, classique dans un premier temps, i.e. centrée sur les récits énoncés verbalement, et postclassique dans un second temps, i.e. attentive à la réalisation plurielle et transmédiatique des récits.
Raconter et montrer le temps
Constitutif de l’expérience humaine, le mode narratif, ou la capacité à raconter, permet de rendre la temporalité, physique comme humaine, intelligible, ainsi que l’écrit Ricœur : « Le caractère commun de l’expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifié par l’acte de raconter sous toutes ses formes, c’est son caractère temporel. […] Peut-être même tout processus temporel n’est-il reconnu comme tel que dans la mesure où il est racontable d’une manière ou d’une autre. » (Du texte à l’action, 1986 : 12). Certains écrivains ont voué leur œuvre entière à la question du temps, perdu et retrouvé, comme Marcel Proust, dont l’expérience littéraire de la temporalité a inspiré à George Poulet, figure de l’ « école de Genève », sa tétralogie Etudes sur le temps humain. D’autres, comme Michel Butor, ont recouru au temps pour renouveler l’esthétique du roman. L’œuvre du temps, ou le temps à l’œuvre, traverse presque toutes les littératures, de l’Antiquité au Moyen Âge, de la modernité à aujourd’hui, et presque toutes les formes génériques, de la poésie au théâtre, en passant par le roman, et questionne pléthore d’auteurs, de Dante à James Joyce, de Virginia Woolf à Paul Celan, de François Rabelais à Annie Ernaux.
La littérature de fiction a également exploité la thématique du voyage imaginaire dans le temps, thématique que l’on retrouve abondamment dans l’histoire du cinéma. Songeons, par exemple, à la franchise Back to the Future (Retour vers le futur, 1985) de Robert Zemeckis, à l’adaptation du roman d’H. G. Wells The Time Machine (La Machine à explorer le temps, 2002) de Simon Wells ou encore au film The Butterfly Effect (L’effet papillon, 2004) réalisé par Eric Bresse et J. Mackye Gruber. Et puisqu’en ce printemps 2020, les jours paraissent défiler uniformément, pourquoi ne pas redécouvrir Groundhog Day (Un jour sans fin, 1993) d’Harold Ramis ou s’échapper dans les étoiles avec Interstellar (2015) de Christopher Nolan ?
Pour approfondir certains de ces aspects ou occuper le temps de votre semi-confinement à réfléchir justement sur le temps, parcourez notre sélection de documents depuis chez vous à cette adresse. Bonne lecture !
Joëlle Légeret et Maël Goarzin